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Le journal d'Ukraine
21 avril 2006

critique tchernobyl

Le spectre de Tchernobyl

Le souvenir de Tchernobyl s'est longtemps estompé dans le brouhaha de l'actualité : noyé d'abord dans le naufrage de l'URSS, enfoui aussi par l'espèce d'insouciance qui a marqué les années 1990, il n'était plus qu'un événement parmi d'autres. Mais, alors que le libéralisme se prend à douter de lui-même, que la crise écologique s'accentue, l'accident de Tchernobyl prend avec le temps un relief indiscutable, dont une série de livres s'attachent à penser la singularité. Ils s'inscrivent dans le sillage d'une oeuvre de haute volée, La Supplication, par laquelle Svetlana Alexievitch avait redonné une humanité bouleversante à la catastrophe (JC Lattès, 1998).

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Sorti de l'indifférence plutôt que de l'oubli, Tchernobyl revient interroger une époque qui, si elle ne croit plus que la technologie va dessiner son avenir, en est néanmoins imprégnée de toutes parts. Mais, avant que des réponses soient formulées, encore faut-il d'abord sortir l'événement du brouillard du passé. Et c'est tout le mérite du livre de Galia Ackerman, Tchernobyl, Retour sur un désastre, que de faire le récit exact et vivant des mois terribles pendant lesquels une Union soviétique agonisante a tenté de faire rentrer dans sa boîte le mauvais génie nucléaire. Journaliste et historienne, l'auteur doit à sa familiarité avec la Russie, qu'elle a quittée en 1973, d'avoir nourri son enquête de sources peu connues ici tout en jetant sur l'accident le regard distancié d'un Occidental.

Le décor est rapidement dressé : une centrale issue du projet militaire de maîtriser l'arme atomique, mais aussi de l'idéal communiste d'"apporter la lumière au peuple". Dans les années 1960, le programme nucléaire est lancé à vive allure. Tchernobyl est ainsi choisie pour être un des pôles soviétiques du nouvel âge nucléaire - on projetait d'y construire douze réacteurs ! Quatre sont édifiés à partir de 1967 sur la centrale qu'on dénomme Lénine : le premier réacteur est inauguré en 1977, le quatrième, celui qui va exploser, en 1981.

Ackerman raconte ensuite le drame. Un des aspects les plus surprenants en est que les techniciens n'ont pas cru que le réacteur était détruit. "Faute d'informations sur les accidents qui s'étaient produits ici et ailleurs, le personnel des centrales avait été élevé dans l'idée qu'un réacteur nucléaire ne pouvait pas exploser." Ce n'est que dans l'après-midi - l'accident a eu lieu à 1 h 23 du matin - que l'on comprendra ce qui s'était passé.

CONTENIR LE DÉSASTRE

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Se met alors en place la mobilisation afin de contenir le désastre, éteindre l'incendie, boucher le réacteur, évacuer les alentours, bloquer le transfert des matières radioactives vers les nappes phréatiques. Le récit est passionnant. "D'un côté, le régime totalitaire fit preuve de sa fantastique capacité de mobilisation ; de l'autre, il se montra, comme toujours dans le passé, insouciant de la vie humaine." Jetant dans le feu nucléaire l'armée, les réservistes, les mineurs, Moscou tente en même temps de bloquer l'information, maintient les défilés du 1er Mai à Kiev, et s'obsède à l'idée de rouvrir rapidement le réacteur voisin de celui qui a explosé "afin de convaincre le monde entier que la catastrophe de Tchernobyl n'est pas si terrible".

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Si un manteau de béton et d'acier finit par recouvrir le monstre béant, le coût du désastre est terrible. D'abord pour les liquidateurs, ces quelque 600 000 ou 800 000 jeunes hommes dont beaucoup ont "encaissé" des doses de radioactivité qui les conduiront à une mort précoce ou à des maladies invalidantes. Et plus largement dans les pays touchés : "Après vingt ans, on peut parler d'un "Etat de Tchernobyl" (...) où règnent le mal de vivre et le désespoir. Près de neuf millions de personnes, dont deux millions d'enfants, vivent sur près de 160 000 km2 de terres contaminées, en Russie, en Ukraine et en Biélorussie. Sur soixante-dix-sept pages grand format, la très sérieuse Encyclopédie nucléaire publiée à Moscou énumère, en accord avec les actes officiels des trois pays, les "localités contaminées à la suite de l'accident dans la centrale nucléaire de Tchernobyl". Cette liste comprend près de 14 000 localités (!)."

Si le livre de Galia Ackerman restera longtemps comme un récit de référence, le recueil qu'elle a codirigé, Les Silences de Tchernobyl, permet de mieux comprendre ce qui fait le caractère unique de la catastrophe : en raison de la radioactivité, l'accident n'est pas clos dans le passé, mais continue à se produire. "A chaque seconde qui s'écoule, depuis le 26 avril 1986, écrit le sociologue Frédérick Lemarchand, des maladies progressent, des organismes se décomposent, des métabolismes se transforment, des symptômes se font plus présents." Ainsi, "nous sommes pour la première fois confrontés à une catastrophe en devenir, sans lendemain, sans après". Tchernobyl n'est donc pas seulement un enjeu de mémoire, mais un processus qui n'a pas atteint son terme, un événement du futur. On peut ainsi commencer à en esquisser le sens : "Suivant la proposition faite par le philosophe Hans Jonas, poursuit Lemarchand, nous confirmons qu'un renversement de la flèche du temps est nécessaire à la définition d'une éthique pour les sociétés technoscientifiques, et nous devons apprendre non plus à considérer l'avenir comme le meilleur des mondes en puissance qu'il nous resterait à façonner à partir des transformations que nous réalisons dans le présent, mais à adopter le point de vue du monde futur afin que nos actes dans le présent permettent de lui conserver un caractère habitable."

Source: http://www.lemonde.fr

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